Journaux "Fake News"

Quoi d’autre, sinon l’intolérance ?

Une traduction de “After Priggery — What?” par C.S. Lewis, à propos des journalistes néfastes.

Publié dans The Spectator le 7 décembre 1945.


L’intolérance [0] est à n’en pas douter une attitude épouvantable, plus ignoble encore lorsqu’elle est moralisatrice. Refuser de côtoyer quelqu’un sous prétexte de sa pauvreté, de sa laideur ou de sa stupidité est mal, mais l’éviter parce qu’il mène une mauvaise vie (au moins à certains égards) est dangereux et répugnant. Nous pourrions tous nous étendre sur le sujet sans la moindre difficulté. Suffisant, satisfait, pharisien, parabole victorienne du pharisien et du publicain [1] … les accusations s’accumulent d’elles-mêmes. Croyez-moi, j’ai peine à lever la plume.

Par quoi combler le vide laissé par l’intolérance ? Là réside la véritable question. On a coutume de dire que les vices privés font la vertu publique [2]. Cela signifie que lorsque vous arrachez un vice, vous devez combler le vide par une vertu, une qui produira les mêmes bénéfices publics. Il ne suffira pas d’éliminer l’intolérance et d’en rester là.

Ces réflexions me sont apparues lors d’une de ces conversations que l’on peut avoir régulièrement. Figurez-vous un ami me racontant qu’il a récemment déjeuné avec un homme que nous nommerons Cléon [3]. Mon ami est un homme honnête et bien intentionné. Cléon est un journaliste néfaste, professionnel des contre-vérités calculées pour attiser la jalousie, la haine, la suspicion et le doute. C’est tout du moins ce que je pense de Cléon, puisque j’ai moi-même pu observer ses manœuvres. Mais que mon opinion de Cléon soit valide ou non n’importe pas ici. Ce qui importe, en revanche, est que mon ami et moi nous accordons à ce sujet. S’il a évoqué ce déjeuner, c’est justement pour me donner un exemple, plus abject encore qu’à l’accoutumée, de la duplicité de Cléon.

C’est ironiquement la position dans laquelle nous nous trouvons après avoir banni l’intolérance. Mon ami sait que Cléon ment comme il respire, et pourtant, le côtoie en des termes parfaitement amicaux autour d’un déjeuner. Dans une société doctrinaire et moralisatrice, Cléon partagerait le même statut social qu’une prostituée. Ses relations humaines seraient limitées à ses clients, à ses collègues, aux assistantes sociales, et à la police. Dans une société qui serait parfaitement rationnelle en plus d’être intolérante (si cela est possible), son statut serait en fait encore bien inférieur à celui de la prostituée. La pureté intellectuelle qu’il a bradée est un trésor plus précieux que la pureté physique de celle-ci. Il procure à ses clients un plaisir plus vile qu’elle ne le fait. Les infections qu’il propage sont plus dangereuses. Pourtant, tout le monde le salue, s’assoie à sa table, boit en sa compagnie, plaisante avec lui, et, ce qui est finalement le pire, très peu d’entre nous se retiennent de lire ce qu’il écrit.

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Il paraît difficile de soutenir que cette complaisance affichée naît d’un soudain sursaut de charité. Nous ne nous associons pas à Cléon comme le moine ou le père missionnaire, ou le volontaire de l’Armée du Salut s’associeraient avec la prostituée. Ce n’est pas notre bonté chrétienne pour le scélérat qui a vaincu notre haine de la scélératesse. Nous ne prétendons pas aimer le scélérat, je n’ai jamais entendu personne dire du bien de lui de ma vie. Pour ce qui est de la scélératesse, si nous ne l’aimons pas, nous la prenons pour acquise, avec un sourire tolérant ou un haussement d’épaules. Nous avons perdu la capacité d’être choqués ; une capacité qui jusqu’à présent distinguait l’Homme de la bête ou de l’enfant. En un mot, nous ne nous sommes pas hissés au-dessus du manque de tolérance, nous avons sombré plus bas que lui.

En conséquence, les choses sont rendues bien trop faciles pour Cléon. Même si les fruits de la malhonnêteté privaient totalement de ceux de l’honnêteté, certains choisiraient les premiers. Mais Cléon peut jouir des deux. Il bénéficie en plein de ce pouvoir caché et des plaisirs qui découlent de ce complexe d’infériorité en permanence satisfait, tout en gardant ses entrées dans la bonne société. Dans ces conditions, que pouvons-nous espérer sinon toujours plus de Cléons ? Et cela nous conduit inévitablement à la ruine. Dans une démocratie, ils rendent impossible la formation d’une opinion publique saine. Si le péril totalitaire venait à prévaloir (Dieu nous en préserve [4]), ils deviendraient l’arme la plus cruelle et la plus ignoble du pouvoir.

Je propose donc que nous autres revenions sans arrière-pensée à la vieille et intolérante pratique d’ostraciser de tels individus. Et je ne suis pas convaincu qu’il soit nécessaire d’être pharisien pour le faire. L’accusation qui peut nous être portée, que Cléon portera d’ailleurs très bien lui-même à notre encontre, possiblement pas plus tard que la semaine prochaine, sera que celui qui méprise un autre pour ses vices prétend être meilleur que lui. Cela semble épouvantable, mais ne serait-ce pas qu’un faux-fuyant ?

Si je rencontre un ami ivre dans la rue et le conduit jusqu’à chez lui, j’insinue, par le simple fait de le raccompagner, que je suis sobre. En poussant un peu, j’insinue que, pour cet instant particulier, à cet égard particulier, je suis “mieux” que lui. Tournez le dans tous les sens, le fait est que je peux marcher droit et qu’il ne le peut pas. Je ne dis absolument pas que je suis une meilleure personne que lui en général. Encore un exemple : dans le cas d’un procès, étant dans mon droit alors que l’autre personne est en tort. Je prétends à cette spécifique supériorité à son égard. Il n’est pas pertinent de me rappeler qu’il est courageux, généreux, qu’il a bon caractère, ou autres. Ce peut être tout à fait vrai. Mais la teneur du procès se trouve être la question de la propriété d’un champ ou celle des dommages causés par une vache.

Il me semble donc que de la même façon, nous pouvons (et nous le devrions) blackbouler Cléon de tous les clubs, refuser de le côtoyer et boycotter son journal sans prétendre le moins du monde à une supériorité absolue sur lui. Nous savons parfaitement bien qu’il est peut-être, au fond, une meilleure personne que nous. Nous ne savons pas quelles épreuves il a traversé pour devenir ce qu’il est aujourd’hui, ni combien il a lutté pour devenir meilleur. Peut-être une mauvaise hérédité… l’impopularité à l’école… des complexes… un bilan honteux à la dernière guerre, mais qui le tient encore éveillé la nuit… un mariage désastreux. Qui sait ? Des convictions politiques fortes et sincères ont peut-être nourri au départ le désir intense que son camp l’emporte, et cela lui a appris à mentir pour ce qui lui semblait être la bonne cause, puis, petit à petit, mentir est devenu sa profession. Il n’est pas question de dire que nous aurions fait mieux à la place de Cléon. Mais dans le cas présent, peu importe comment nous en sommes arrivés là (chantons fort et clair le non nobis [5]), nous ne sommes pas des menteurs professionnels tandis que lui l’est. Nous avons peut-être cent vices dont il est exempt. Mais à ce sujet spécifique nous sommes, puisque vous insistez, “meilleurs” que lui.

Et ce méfait qu’il commet et que nous ne commettons pas est celui d’empoisonner la nation entière. Endiguer cet empoisonnement est une urgence. Cela ne peut se faire par l’intermédiaire de la loi : déjà parce qu’il n’est pas désirable que la loi ait trop de prise sur notre liberté de parole, mais il existe peut-être d’autres raisons. L’unique moyen efficace de faire taire Cléon est de le discréditer. Ce qui ne peut être fait, et ne devrait pas l’être, pas l’action légale, peut l’être par la force de l’opinion publique. Un “cordon sanitaire” peut être tendu autour de Cléon. Si plus personne ne lit son journal, ni n’accepte de le rencontrer en des termes amicaux, son commerce ne pourra plus bientôt faire de mal à quiconque.

S’abstenir de lire, et a fortiori d’acheter, un journal que vous avez déjà surpris à tromper ses lecteurs me semble comme une forme très modérée d’ascétisme. Pourtant, qu’ils sont peu nombreux, ceux qui pratiquent cet exercice ! Je trouve encore et encore des gens avec le torchon de Cléon entre les mains. Ils admettent que c’est une canaille mais “il faut bien savoir ce qu’il se passe, ce qui se dit”. C’est l’une des manières que Cléon a de se jouer de nous. Ce raisonnement est fallacieux. Il nous faut savoir ce que ces brigands écrivent, il nous faut donc acheter leur journal, leur permettant ainsi de subsister. Qui ne voit pas que cette prétendue nécessitée d’observer le mal est justement ce qui l’entretient ? Il est en général dangereux d’ignorer un mal, mais pas s’il est de nature à trépasser du fait de cette ignorance.

“Mais, vous dites, ignorons-le, les autres ne le feront pas. Les lecteurs de Cléon ne sont pas tous aussi honnêtes que vous le décrivez. Certains sont de vrais canailles, tout autant que Cléon. Ils ne portent pas d’intérêt à la vérité.” C’est vrai sans aucun doute. Mais je ne suis pas convaincu que la masse des canailles soit assez grande pour sauver Cléon. A notre époque pleine de “tolérance”, il possède le soutient et l’assentiment non seulement des canailles, mais aussi de milliers d’honnêtes gens. Ne vaudrait-il pas le coup d’essayer de se démarquer de lui et de la canaille ? Nous pourrions essayer cela pendant cinq ans. Qu’il soit ostracisé de tous pendant cinq ans. Je doute qu’il soit aussi persistant à causer du tort après cela. Et pourquoi ne pas commencer dès aujourd’hui en annulant votre abonnement à son journal ?

[0] Le terme exact employé par C.S. Lewis tout au long de l’essai est « priggery ». Ce terme, peu usité, désigne le plus souvent le sentiment de supériorité morale, mais plus largement tout sentiment injustifié de supériorité concernant la fortune, le talent, l’intellect ou la beauté.

[1] Luc, 18:9–14: Elle aborde les sujets de la justice et l’humilité.

[2] La Fable des abeilles (The Fable of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits en anglais) dont est tirée cette maxime est une fable politique de Bernard Mandeville, parue en 1714. Pour Bernard Mandeville, le vice, qui conduit à la recherche de richesses et de puissance, produit involontairement de la vertu parce qu’en libérant les appétits, il apporte une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société. C’est donc la dynamique des intérêts particuliers qui stimule la prospérité d’une société.

[3] Qui est le Cléon dont parle C.S. Lewis ici ? Aucun indice ne pointe vers un en particulier mais les exemples de journalistes peu scrupuleux dans l’Angleterre de 1945 ne manquent pas.
Dans l’Histoire, Cléon, homme politique athénien, fut un des successeurs de Périclès. L’historien Thucydide et le dramaturge Aristophane, tous deux ses contemporains, le présentent comme un démagogue belliqueux et sans-scrupule.

[4] En latin dans le texte d’origine (« absit omen »).

[5] Non nobis est un court hymne latin prononcé comme une prière d’action de grâce et une expression d’humilité, issu du Psaume 113 (115).


Un grand merci à la chaine YouTube CSLewisDoodle pour ses très bonnes vidéos (en anglais) ! Vous pouvez trouver la vidéo correspondant à ce texte en suivant ce lien.

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