De la nécessité de la chevalerie
Une traduction de « The Necessity of Chivalry » par C.S. Lewis.
Publié le 17 août 1940 (alors que la bataille d’Angleterre fait rage).
Le terme chevalerie a eu différents sens selon les époques — désignant tour à tour la cavalerie lourde ou l’attitude qui consiste à laisser sa place à une femme dans le train. Mais si on veut comprendre la chevalerie comme un idéal distinct des autres, si on veut isoler cette conception particulière de l’homme comme il faut qui fut la contribution spécifique du Moyen-Age à notre culture, on ne peut mieux faire que de se tourner vers les mots adressés au plus grand des chevaliers imaginaires de Sir Thomas Malory dans « Le Morte d’Arthur »: « Tu fus le plus doux des hommes » dit Sir Ector au défunt Lancelot. « Tu fus le plus doux des hommes qui jamais dîna au milieu des nobles dames; et tu fus le plus terrible des chevaliers pour tes ennemis qui jamais mirent leur lance au repos » [1].
L’important à propos de cet idéal est évidement la double exigence faite à la nature humaine. Le chevalier est un homme de sang et d’acier, un homme habitué à la vue de visages ravagés, de moignons en lambeaux de membres arrachés. Il sait aussi être un convive discret, presque comme une demoiselle, dans les dîners, un modeste doux, jamais inopportun. Il n’est pas un compromis, un juste milieu entre la férocité et la douceur; il est féroce au dernier degré et doux au dernier degré. Quand Lancelot fut nommé le plus grand parmi les chevaliers du monde, « il pleura comme un enfant qui eut-été battu » [2].
Vous pourriez demander quelle est la pertinence de cet idéal pour notre monde moderne. Il est tout à fait pertinent. Il se peut qu’il ne soit pas réalisable — le Moyen-Age est connu pour ne pas avoir réalisé cet idéal — mais il est absolument nécessaire. Nécessaire comme l’est l’eau à un homme dans le désert; il doit la trouver ou mourir.
Soyons clairs : cet idéal représente un paradoxe. La plupart d’entre nous, ayant grandi dans les ruines de la tradition chevaleresque, avons entendu dans notre jeunesse qu’une petite brute est toujours un lâche. Une semaine d’école nous a suffi pour réfuter ce mensonge, avec son corolaire qui stipule qu’un homme vraiment brave est toujours bon. C’est un mensonge pernicieux parce qu’il évite la véritable nouveauté et l’originalité de l’exigence médiévale à propos de la nature humaine. Pire encore, il présente comme quelque chose de naturel un idéal humain, jamais atteint complètement, et nulle-part effleuré sans une discipline de fer. Cela est réfuté par l’Histoire et par l’expérience de chacun. Achille ne sait rien de cette exigence dictant au brave d’être aussi modeste et miséricordieux. Il massacre les hommes qui implorent sa grâce et prend des prisonniers pour les tuer à son bon plaisir. Les héros des sagas nordiques n’en savent rien non plus: ils sont « sévères à punir et obstinés à endurer » [3]. Attila « avait pour habitude de lever les yeux au ciel férocement, comme s’il cherchait à goûter la terreur qu’il inspirait » [4]. Même les Romains, lorsque leurs vaillants ennemis tombaient à leurs mains, les faisaient parader à travers les rues de Rome pour le spectacle, avant de leur trancher la gorge dans des cachots, une fois la fête terminée. A l’école, nous réalisons que le capitaine de l’équipe de rugby peut être une brute bruyante, arrogante et autoritaire. Lors de la dernière guerre, nous découvrîmes que souvent l’homme inestimable à l’assaut était aussi celui qui ne pouvait pas facilement trouver sa place en temps de paix, sauf dans les geôles de Dartmoor. Le voilà l’héroïsme naturel, l’héroïsme en dehors de la tradition chevaleresque.
L’idéal médiéval a rassemblé deux choses qui n’ont naturellement aucune tendance à graviter l’une vers l’autre. Il les a rassemblées justement pour cette raison. Il a appris l’humilité et la patience au grand guerrier parce que tout le monde savait par expérience qu’il avait le plus souvent besoin de cette leçon. Il exigea de la bravoure de l’homme modeste et civil parce que tout le monde savait qu’il avait toutes les chances d’être une mauviette.
Ce faisant, le Moyen-Age créa un espoir pour le monde. Il est peut-être possible, ou peut-être pas, que nous puissions produire par milliers des hommes qui combinent les deux facettes du caractère de Lancelot. Mais si ce n’est pas possible, alors tous les discours de bonheur durable ou de dignité dans la société humaine ne sont que vaines paroles.
Si nous ne pouvons produire des Lancelot, l’humanité se divise en deux catégories: ceux qui vivent de sang et d’acier mais pas dans les dîners et ceux qui sont doux en société mais inutile au cœur de la bataille. De ceux de la troisième catégorie, brutaux en temps de paix et pleutres en temps de guerre, il est inutile de discuter ici. Lorsque les deux moitiés qui composent Lancelot sont dissociées, l’histoire devient tristement simple. L’Histoire ancienne du Proche-Orient présente cela. Des barbares endurcis affluent de leurs hautes terres et anéantissent la civilisation. Puis ils deviennent eux-mêmes civilisés et se ramollissent. Une nouvelle vague de barbares arrive alors pour les anéantir eux. Et le cycle recommence. La technologie moderne ne change rien à ce processus; elle permet seulement qu’il se déroule à plus grande échelle. En effet, aucune alternative n’est possible tant que le « sévère » et le « doux » évoluent dans des catégories mutuellement exclusives. Et n’oubliez pas qu’il s’agit de la condition naturelle de l’homme. L’homme qui allie les deux caractères — le chevalier — n’est pas une création de la nature mais bien un travail d’art; de cet art qui a pour matière l’être humain plutôt que la toile ou le marbre.
Il existe dans le monde aujourd’hui une tradition « libérale » ou « éclairée » qui présente l’aspect combatif de l’Homme comme un mal pur et atavique, et voit le sentiment chevaleresque comme un élément du charme trompeur que peut avoir la guerre. Il existe aussi une tradition non-héroïque qui voit le sentiment chevaleresque comme une simple sentimentalité, qui voudrait réveiller de son tombeau (tombeau bien peu profond et agité) la férocité préchrétienne d’Achille par ses invocations modernes [5]. Rien que dans le très britannique Kipling, les qualités héroïques de ses subalternes favoris manquent dangereusement de douceur et de civilité. On peut difficilement imaginer Stalky [6] dans la même pièce que le meilleur second de Nelson [7], et encore moins avec Sidney [8] ! Ces deux tendances tissent entre elles le linceul du monde [9].
Heureusement, nous vivons d’une meilleure façon que ce que nous écrivons, mieux que nous ne le méritons. Lancelot n’est pas irrévocable. Pour certains d’entre nous, cette guerre nous a apporté cette magnifique surprise en ceci qu’après vingt ans de cynisme et de cocktails, les vertus héroïques étaient encore intactes chez la jeune génération et prêtes à l’emploi quand elles s’avérèrent nécessaires. Pourtant, avec cette « dureté », il y a de la « douceur ». De ce que j’en entends, le jeunes pilotes de la R.A.F (à qui nous devons la vie, heure après heure) ne sont pas moins, si ce n’est pas plus urbains que leurs modèles de 1915.
Pour résumer, la tradition que le Moyen-Age a inauguré est toujours vivace. Mais le maintien de cette vitalité dépend, en partie, de la compréhension que le caractère chevaleresque relève de l’art et non de la nature — quelque chose qui doit être accompli, non quelque chose sur lequel on peut se reposer. Et cette compréhension est d’autant plus nécessaire que nous devenons plus démocratique. Dans les siècles passés les vestiges de la chevalerie étaient maintenus dans une classe particulière, elle-même la répandant dans les autres classes, en partie par l’exemple et en partie par la force brute. Il semblerait désormais que les gens doivent se conduire en chevaliers par leurs propres moyens, ou alors choisir entre les deux options restantes: la brutalité ou la mollesse. C’est une instance d’un problème plus large auquel est soumise une société sans classe, dont on parle trop peu. Son ethos sera-t-il une synthèse de ce qu’il y a de mieux dans chaque classe ou un simple mélange du marc de chacune et les vertus d’aucune. Mais il s’agit là d’un sujet trop large pour la toute fin d’un article. Le thème est la chevalerie. J’ai essayé de montrer que cette vieille tradition est utile et vitale. Cet idéal personnifié par Lancelot est un « échappatoire » dans un sens jamais rêvé de ceux qui utilise ce terme; il offre le seul échappatoire possible à un monde divisé en deux entre les loups qui n’y comprennent rien, et les moutons qui ne peuvent pas défendre les choses qui rendent leur vie désirable. Il y a eu, il est certain, une rumeur lors du siècle précédent que les loups allaient graduellement disparaitre par un processus naturel; mais il semble bien que cela ait été une exagération.
[1] Sir Thomas Mallory, Le Morte D’Arthur (1485), XXI, vii.
[2] Ibid, (XIX, v.)
[3] Tiré d’un poème de Robert Southey (1774–1843) dans la traduction par Amos Cottle de l’Edda poétique nommée ‘Icelandic Poetry’.
[4] De Edward Gibbon (1781), ‘Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain’, Vol. III, chapitre 34.
[5] « Modern Invocation » (1910) est un poème du moderniste W. Williams dans lequel il abandonne l’idée de la vérité et de la beauté fondées sur des idéaux.
[6] Stalky (real name: Arthur Lionel Corkran) est le héros du recueil de nouvelles juvéniles de R. Kipling « Stalky & Co. »
[7] Sir Thomas Masterman Hardy, (1769–1839) fut un officier la Royal Navy. Il servit sous l’amiral Nelson pendant la bataille de Trafalgar en octobre 1805.
[8] Sir Philip Sidney. Poète, courtisan, penseur et soldat anglais, il est l’une des figures les plus connues de l’époque élisabéthaine (1558–1603).
[9] « Nous tisserons le linceul du vieux monde » (« We shall weave the world’s shroud » en anglais) est tiré du « Chant des Canuts » de Lyons, promettant de renverser la société.
Un grand merci à la chaine YouTube CSLewisDoodle pour ses très bonnes vidéos (en anglais) ! Vous pouvez trouver la vidéo correspondant à ce texte en suivant ce lien.